<h1>Noelfic</h1>

[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor

Genre : Science-Fiction , Action

Status : Terminée

Note :


Chapitre 22

Publié le 05/01/13 à 00:26:04 par Gregor

3.

Trois jours s'étaient écoulés depuis l'entrevue avec Benito. Les cieux en avaient profité pour se déchiqueter, transformant la tempête de sable en une furie aquatique, transformant les rues desséchées en un miroitement grouillant, humide. La pluie tombait sans discontinuer, jour et nuit, charriant une eau trouble dans les caniveaux qui débordaient et rendait tous trajets à pied chaotiques. En sortant du transporteur, je ne vis pas une flaque boueuse et piétinais dedans de longues secondes, avant de jurer.
Ce n'était pas le moment, vraiment. Je ne devais pas arriver en retard.
Trois jours s'étaient écoulés, et la seule annonce qui m'avait raccroché après l'expérience du face à face était celle de mon mariage avec Até. La notification n'avait pas traînée en chemin, et la date fixée imposait un enchaînement millimétré. Les démarches administratives furent rapides, certes, mais le moment n'en restait pas moins grave. Un faux pas comme celui-ci n'était acceptable. Non pas que sentir l'eau sur mes pieds me fut désagréable, mais davantage parce que je courais le risque de tacher la cape grise qui me couvrait, et sur laquelle l'eau roulait en l'alourdissant considérablement. Je sentais la tension sur mes épaules, tant celle du tissu que celle de la concentration qui commençait à se manifester clairement. Je ne pouvais pas arriver en retard.
Franck, créature atone au regard vide, se précipita hors de l'appareil, et ouvrit la marche.
— Dix minutes avant la cérémonie, mon capitaine.
Sa voix traînait toujours autant.
— Je sais sergent.
— Il serait déplacé de faire attendre qui que ce soit, mon capitaine.
J'aurais voulu, et peut-être aurais-je du, le remettre à sa place, froidement. Il n'était qu'un aide de camp médiocre, et dont la peur avait été substituée par une docilité inefficace. Son service me rendait plus soucieux, et je venais presque à regretter d'avoir demandé sa présence à mes côtés, particulièrement aujourd'hui.
Son pas s'étouffait dans le ronronnement continu qui animait le parvis rectiligne du temple Central. La pierre usée de l'ancienne cathédrale Notre-Dame n'avait pas changé depuis ma dernière visite. Seul le contexte différait en tout point.
Nous nous engouffrions sous les portes alourdies de sculptures laissées là pour leur valeur historique, sentinelles d'un temps et d'un dieu oublié qui n'existait plus que dans quelques souvenirs fades.
— Attends-moi dans le transporteur, Franck, lui chuchotai-je.
Il ne broncha pas
Je laissai les vestiges du temps derrière nous, pour me retrouver sur une coursive métallique suspendue au-dessus des abysses blafards du temple. Une poignée de minutes plus tard, je me tenais sous la voûte d'une antique chapelle gothique dont la décoration avait été retravaillée. Des vitraux orangés diffusaient la grisaille extérieure en un tapis de lumière adouci qui jouait sur les angles nets et les ciselures d'un autel de granit noir. Le lourd plateau était gravé des symboles du Dieu-Machine entrelacés dans ceux de la Confédération. Les pointes de la croix versée se mêlaient dans les striures ordonnancées contenues dans un cercle parfait. L'ensemble était saisissant par sa beauté propre.
La disposition simple contrastait avec la lourdeur somptuaire qui habitait les tréfonds de l’édifice. Cet étonnement m'empêcha d'apercevoir aussitôt Até, assise sur l'un des quatre bancs en bois qui s'appuyait le long des murs de la chapelle. Elle redressa la tête, laissa passer un sourire à peine perceptible sur ses lèvres, avant de se replonger dans la méditation qui la maintenait entre deux eaux, la tête baissée.
Elle ne portait rien d'extraordinaire. La robe qui la couvrait jusqu'aux chevilles était d'une laine grise grossièrement tissée, sur laquelle un entrelacs de fils orange se courbait et se contorsionnait. Aucun bijou ni maquillage n'habillait ses mains ou son visage, seule une coupe de cheveux légèrement travaillés venait adoucir la rigueur de son apparence.
Elle paraissait plus vieille de dix ans. Ses yeux cernés la rendaient soudain moins assurée. Elle devenait plus accessible, presque trop humaine, et après les discussions que nous avions eues, son image se ternissait un peu.
Pauvre Até. La voilà devant ses responsabilités, face à moi, qu'elle n'avait pas choisi. Elle sourit quand même, elle me semblait si heureuse à cet instant. Et je ne l'étais pas moins, sans doute trop pour ne pas voir les doutes surgirent sur son visage comme les gouttes d'une pluie terne, collante et brune. Aurais-je dû être plus attentif ? Je ne le saurais jamais.
Je mis mes questions et mes divagations de côté lorsque le pas puissant du Commandus Magnus fendit le silence glacé qui remontait au long des vieilles pierres. Son visage se crevassait de quelques rides supplémentaires, mais son regard demeurait toujours cette force vive et noble, perçante, qui sondait tout ce qu'il touchait avec une clarté déstabilisante. Il n'avait pas négligé tous les attributs que sa fonction lui laissait à disposition, et avait fait porter par deux serviteurs un globe métallique d'un mètre de diamètre, ainsi que plusieurs étoffes de couleurs pourpres. Un anneau d'argent trônait déjà sur l'autel, sans doute disposé ici depuis de longues heures. Et sa simple présence, en temps que représentant légitime du Dieu-Machine parmi le monde physique, achevait le défilé des symboles.
Il s'approcha. Je me tendis, me mis au garde-à-vous. Il sourit.
— Repos, Capitaine Mac Mordan.
Je m'exécutai, ne pouvant m'empêcher de sourire à mon tour.
— Commandus Magnus, je suis honoré part votre présence. Je ne mérite pas un tel…
— Honneur ? Coupa-t-il. Qui ne le mérite pas plus que vous. C'est moi qui suis honoré de célébrer cette union, votre union pour être plus précis.
Il regarda Até, fit un pas, s'inclina. Elle blêmit.
— Mademoiselle Sherazi, vous serez une femme comblée avec un tel époux.
— Commandus Magnus…
Il ne lui répondit pas. Elle ne put réprimer une légère révérence. J'imaginai à grand-peine le choc que cela devait représenter pour Até. Elle ne l'avait jamais vu que de loin, sous les ors fastueux et les protocoles pompeux. Il n'avait pas pris de gants pour s'adresser et complimenter ma future femme.
Moi en revanche, je n'étais pas étonné. Le Commandus Magnus n'avait jamais été homme à tourner autour d'un sujet bien longtemps. Il ne dérogea pas à son habitude.
À peine venait-il de nous adresser la parole qu'il se dressait déjà en officiant derrière l'autel immaculé. La cérémonie débutait aussitôt.

Dix minutes passèrent, et la bague en argent sertissait l'annulaire d'Até. Je n'avais pas eu droit à ce genre de privilège matériel, à peine une gravure délicate sur la phalange métallique de mon annulaire restant. Surprise de taille, Benito, qui était resté silencieux et invisible jusqu'à ce moment précis, s’acquitta de la tâche. Il ne parla pas, à peine se refrénait-il à ne pas sourire trop visiblement. Il se mordait vainement la langue, et je voyais dans le mouvement fugace de ses mâchoires l'envie monter à ses lèvres décolorées. Le trait larmoyant d'étincelle qui traçait un sillon noir et mat ne manquait pas le rendre bavard. Au-dessus du trait large de trois millimètres, quelques lettres d'une taille lilliputienne composaient le serment de cette union. « Bénis par le Dieu-Machine, nous reconnaissons nos devoirs ».
La phrase semblait hors de propos dans le contexte heureux que créait cette journée. Elle rappelait pourtant bien ce qui nous liait avant tout. Si j'avais croisé bon nombre d'hommes mariés parmi les officiers, je n’avais pas encore compris le poids que représentait cet engagement. Servir avant tout, et aimer ensuite. Une union trine, voilà ce que représentait ce sacrement des mains du Commandus Magnus. Une union intime entre un homme, une femme, et un esprit éthéré que je ne comprendrais que quelque temps plus tard.
Nous ne fûmes que six durant la cérémonie. Até, moi, le Commandus Magnus, Benito, et les deux serviteurs qui se tenaient aussi raides que leur maître dans un repli crayeux de la chapelle. À peine la bénédiction et les félicitations du Commandus Magnus adressé, il s’éclipsa aussi noblement qu'il était arrivé, escorté de ses frêle et atones figures engoncées dans de large robe de cérémonie, dissimulant leurs visages sous de lourdes capuches. Nous restions en compagnie de Benito une poignée de minutes. Quelques politesses courtoises s'échangèrent, Até l'embrassa tendrement sur la joue. Benito ne put réprimer le sang qui affluait sur ses joues et son front. Il se retira rapidement.

Nous marchions seuls, silencieux, les doigts croisés dans la main de l'autre. Les voûtes nous fixaient, et on entendait que le lointain écho du temps pluvieux et des gouttes qui se fracassaient le long des vitraux multicolores. Até ne regardait que le sol, la tête baissée.
— Veux-tu rentrer ? Lui proposai-je.
— Si tu n'y vois pas d'inconvénients, Gregor… Je… Je suis assez fatigué…
Je ne répondis pas, la laissait nous guider sur les passerelles désertes, et quelques instants plus tard, sous les trombes glacées qui se jetaient des tours de pierre sur le parvis encombré de véhicules aériens.
Franck avait tenu sa position d'aide de camp. Il n'avait pas participé à la cérémonie comme je le lui avais clairement demandé. Il n'eut aucune expression à notre vue, pas même un mot de félicitations. En moi-même, l'aurais-je voulu ? Pas à ma connaissance. Até le regardait avec ce mélange de curiosité et de dégoût. Pas tant pour son physique ou sa pensée, tous deux profondément communs, mais plus pour son histoire, et cette expérience d'avoir vu par ses yeux le choc de Six.
— Laisse-nous seuls, et attends dans la soute.
— Bien mon capitaine.
Nous nous installions dans le cockpit, je laissai l'I.A du vaisseau tracer un itinéraire rapide. Le voyage ne dura pas plus de quelques minutes.
Les couloirs impersonnels et les ascenseurs atones nous livraient passages. Marcher nous fit du bien. Nous prenions de la hauteur, littéralement parlant. Nous laissions au pied de la tour les craintes et les questions, l'hébétude du changement se mêlait à la catatonie du quotidien qui se créait, silencieux. Il fallut que je franchisse la porte de l'appartement pour comprendre ce qui s’était vraiment passé.
Presque enlacés, nous pénétrions dans le couloir d'entrée. Le monochrome gris s'était assombri avec le temps infernal qui hurlait contre les vitres, cinglant une symphonie stridulante de gouttes déchaînées. Le bruit de la tempête étouffait l'appartement hors du temps, hors des hommes, cocon déraisonnable pour un amour qui ne l'était pas moins.
Até prit ma main, la porta à ses lèvres. La douce pulpe rosée et maquillée effleura l'anneau gravé de mon annulaire, comme le précieux trésor d'une alliance aux dieux anonymes.
— Nous sommes mariés, déclara-t-elle simplement.
— Oui…
Elle m’entraîna vers le salon, pièce démesurée dont les dimensions insolentes nous écrasaient. Plusieurs mètres séparaient le plafond du sol, dégageant un espace conquis de meubles de métal et de bois blanc, presque précieux, de bibelots parfois colorés, de lumières agencées avec goûts. Nous foulions la moquette dense dans un frottement que seules les mécaniques de mon corps vennaient perturber, un instant. Un canapé, réplique tardive d'un modèle du Corbusier, nous accueillit sans mot dire. Até se rapprocha encore, ses bras entourant mon cou, sa bouche se rapprochant de la mienne.
— Nous sommes mariés, répéta-t-elle.

L'après-midi s'écoula. La tempête s'était progressivement levée, au soleil couchant, laissant des teintes flamboyantes illuminer quelques minutes les murs austères. Nous n'avions pas bougé. Até s'était roulée en boule, contre moi, s'enveloppa dans une couverture trop grande et trop grise, du même tissu que ma cape. Elle ne disait rien, bien souvent. Je crus même, certains instants, que son attention s'était perdue dans un sommeil sans rêves, quelque part dans une certitude plus belle et plus solide que ce jour trop particulier, flou onirique à deux, qu'Até savait ponctuer de son « nous sommes mariés », mantra presque chamanique qui enfonçait dans la planche glacée de la réalité le clou de l'unique, de l’inattendu.
L’après-midi s'écoula. Je ne respirais plus, mais l'impression était identique, en tout point. La respiration du temps suspendu dans les nuages, cent vingt mètres au dessus du sol, vue plongeante dans le néant de Civimundi, de ses lumières tremblotantes, du ballet incessant de quelques transporteurs qui se hasardaient auprès de la tour. Vrombissements, souffle de la pluie, un souvenir se créait. Un doute remplaçait la joie fugace, lui-même remplacé par cette nostalgie triste de la conscience, mélancolie du non advenu et du déjà vécu. Chaque seconde qui passait nous séparait déjà, trop violemment, trop rapidement. Até dans mes bras ne figurait plus que la statue vivante de l'amour, la peau souple et tiède du désir dans mes mains glacées, dans mon corps catatonique, interdit au plaisir humain du don de soi.
Nous restions là, sans doute parce que nous ne pouvions pas communier l'un avec l'autre. L'eucharistie du corps, de l'amour fait position et soupirs langoureux, luxe d'une pauvreté de l'âme. Moi qui me croyais devenu fidèle serviteur du Dieu-Machine, je ne pouvais que me désoler de n'être que cet officier, mécanique, qui avait perdu ce cadavre chancelant, troué de balles et de plasma trois années auparavant. Je ne pouvais pas honorer Até, elle le savait. Elle savait que je savais que je ne pouvais pas être la quête assouvie de son désir. Nos yeux nous trahissaient bien. Nos yeux nous trahissaient, alors que dehors, le soir tombait, embrasant la ville, embrassant nos lèvres, face à la vitre, perdus dans le rythme déchaîné de la cité monde.

La dernière nuit. But sans cause, qui nous prit et nous posa là, face à nos sentiments, face à l'attente silencieuse. Je sentais Até. Son odeur, le parfum presque décoloré qui ornait sa peau en rubis de fragrances, glissés près de la robe désormais défraîchie, presque défaite. Je sentais Até, mon nez glissant au creux de sa gorge, effleurant la courbe pleine de son sein. Elle devait apprécier. Elle ne disait mot, seuls quelques soupirs s'échappaient. Ma main rencontrant la cambrure de son dos, elle plia, se renversa, la masse soyeuse de ses cheveux tombait en cascade. Je rencontrai une paume, amicale, qui m'incita à faire tomber cette robe trop grise. La pénombre nous couvrait face au néant, sur ce sol où nos jambes se mélangeaient, préludes de l'amour, limite de l'interdit. Ma cape, depuis longtemps pliée, n'était plus qu'un souvenir que cette robe rejoindrait bientôt.
Nous restions ainsi, jusqu'à ce que la lune, brillamment levée, s'éteigne derrière l'horizon miroitant des tours et des lueurs violacées de la cité. Alors, nous sommes restés assis, Até face à moi, une main rencontrant la mienne, l'autre pendue à la saillie de ma mâchoire. Nous attendions l'aube, simplement installés l'un et l'autre dans cette routine qui n'en sera jamais une, dans ce quotidien unique, prévisible, déjà accompli.
Dans son attitude, dans sa patience, son silence, je savais que je ne serais plus là. Quand je reviendrais, il n'y aurait plus ce Gregor-ci, simplement un corps identique, des souvenirs différents, le poids de ce silence et de ces gestes, une gêne sans doute. Rien ne serait neuf, j'aurais sans doute les idées encore trop au contact du Dieu-Machine pour simplement aimer la plastique de son corps, la beauté de sa voix, la magie de son regard, le charme de son odeur. Même quand je devrais lui faire l'amour, quand nous serions en mesure de procréer, tout ceci aura disparu. Parce que je ne serais plus le même. Parce qu'Até ne pourra plus être ainsi, et moi non plus. Nous redoutions l'aurore. Chaque minute auprès des ténèbres de la nuit demeurait le plus beau refuge à notre idylle, une petite victoire permanente, qui s'accrocherait d'autant plus dans nos cœurs.
Chaque instant fut éternel. Et quand les lueurs mauves éclaircirent le ciel, nous avions vaincu dans la bataille de notre amour.

— C'est peut-être mieux ainsi, Até.
Elle baissa les yeux, avant de me fixer à nouveau.
— En es-tu vraiment sûr ?
— Non. Mais rester plus longtemps nous apporterait quoi ? Parler davantage ? Tu sais déjà tout de moi, et je n'ai pas spécialement envie de te voir te mettre à nu avant que je parte, Até.
Elle resta silencieuse, préférant se rapprocher.
Le soleil avait fini par se lever, chassant la grisaille de la veille. Seul le vent persistait, hurlant toujours, comme le couteau qui tranchait nos rapports. La douceur de la nuit faisait face à la cruauté du jour. Até, jusqu'alors silencieuse, m'avait demandé s'il fallait vraiment que je parte au moment même ou je remettais en place la cape sur mes épaules. Il était à peine neuf heures à cet instant, j'avais encore quelques moments possibles, quelques souvenirs probables à construire avec elle, plutôt que partir ainsi, loin, longtemps.
Je n'avais pas le courage de lui faire face. Lire dans ses yeux cette incompréhension me faisait mal. J'avais cette conscience, trop aiguë à cet instant, de la douleur du non-vécu, et du déjà trop ancien, trop présent. Je ne serais plus jamais ainsi. En donnant ma vie au Dieu-Machine, j'avais accepté de fuir devant ce qui était sans doute ma seule chance de bonheur et de salut face à l'humanité, celle du cœur et non pas de la chair.
Il fallait pourtant revenir, juste un instant, dans le monde des vivants.
Je m'abaissai à son niveau, trouvait ses lèvres avec les miennes, mordant délicatement la pulpe qui s'accrochait en fruit trop mûr, trop savoureux. Un sentiment d'éternité, à nouveau, plus terrible, parce que terminal, irrévocable.
— Je t'aime, Até. Je t'aimerai toujours.
— Gregor…
Elle se tendit, se mit sur la pointe des pieds, récidiva. Je ne pouvais plus rester. Je ne peux que sourire, me retourner, sentir sa présence, et entendre une dernière.
— Je t'aime aussi Gregor. Et je t'attendrais.
La porte se referma doucement dans mon dos. C'était pourtant le pire des couperets qui résonna des heures durant dans mon esprit.

Franck, patiemment, avait attendu toute la nuit dans un casernement situé à proximité. Il ne devait plus me quitter des semaines durant. Quand je l’appelais ce matin-là, j’éprouvais quelques remords à l'avoir traité durement la veille. Je m'excusais sobrement, il m'en remercia, se contentant de me demander où nous allions.
— Nous partons d'ici. Contacte le major Inquisiteur Salvani et dis-lui de m'accorder une entrevue au plus tôt.
— Bien, mon capitaine.
Hasard heureux, Benito n'avait pas quitté la capitale depuis hier. Je l'apprenais plus tard, il m'avait attendu toute cette nuit. Il ne comptait pas repartir sans moi. En toute logique, un rendez-vous fut rapidement fixé. Une demi-heure plus tard, je me retrouvais dans un labyrinthe de couloir et de portes sombres, coincé dans les sections dédiées à l'Inquisition au sein du Palais. Benito m'avait attendu dans le gigantesque hall d'entrée, déjà vêtu d'une cape grise renforcée de liserés grenat, et m'avait invité à le suivre. Nous nous retrouvions dans un bureau minuscule, presque ridicule après le gigantisme de la salle où il m'avait appris ce que j'allais devenir.
Il fixa rapidement mes attentes. Nous partions le matin même, toutes les formalités ayant été effectuées par ses soins. Nous nous envolions pour une destination qui ni lui ni moi ne connaissions encore, en vue de rencontrer le commandant Seyrat, mon futur mentor.
— Pourquoi cette urgence ?
— C'est une nécessité, Gregor.
Devant le mutisme que je faisais tenir de longues secondes, il poursuivit.
— Tout porte à croire que des consignes émanant du Commandus Magnus ont fortement incité le commandant à t'introduire dès cette nuit.
— Et pour quelles raisons ?
— Je ne sais pas grand-chose de plus, Gregor. Sans doute une mission qui requiert ta présence.
— Mais… si j'échoue ?
Il sourit, posa une main sur mon épaule.
— Je ne suis pas celui qui soit en mesure d'entendre cela. Et je ne pense pas que cela arrivera.

Nous laissions le bureau dans nos souvenirs. Je demandais clairement à Benito si je devais emmener Franck avec nous. Il me répondit qu'un pilote nous conduirait là où nous devions aller, et que Franck serait affecté à un autre service que celui de son aide de camp.
— Pourrais-je le saluer avant de partir ?
— Nous avons vingt minutes de battement. Alors, fait vite.

Franck patientait. Toujours cette position d'attente, dans le hall. Il se retourna à peine quand je me trouvais enfin à portée de voix.
— Ici s'arrête votre service, sergent, entamai-je brutalement.
— Mon capitaine…
— L’état-major vous affectera un autre commandement.
Nous restions silencieux de longues secondes.
— Servir à vos cotés fut un honneur mon capitaine, se contenta-t-il de lâcher, d'un ton neutre, à peine humain.
— Franck, la réciproque fut vraie. Tu me manqueras sans doute bien assez, alors… Alors arrêtons-nous là.
Il se mit au garde-à-vous, me salua, et tourna les talons sans se retourner.

Impression étrange et glauque de ce jeune homme de vingt-cinq ans, engoncé dans une armure légère qui faisait saillirent ses attributs cybernétiques. Impression étrange de cette voix, presque morte, animée dans les composants vocaux qui la transformaient un souffle sec, atone. Impression étrange de penser, de savoir qu'il ne sera plus là, plus à mon service, jamais.
Benito me trouvait distant. Je lui rapportai l'attitude de Franck, il haussa les épaules.
— C'était un traître, Gregor… Même converti, même aussi docile, je ne comprends pas que tu sois troublé de son attitude… Tu ne devrais pas t'en faire pour lui.
Je souriais en coin, soufflant, ironique.
— C'est bien pour ça que je suis aussi…
— Déconcentré ? Il ne faudrait pas que cela dure trop longtemps. Tu as une mission.
La conversation ne s'éternisa pas. Quand un transporteur surgit du ciel pour se poser en soulevant une vague de vapeur sur le terminal aérien du Palais, nous nous y engagions avec hâte. Le pilote ne bavardait pas, se contentant de suivre les directives que Benito lui confiait à voix basse. Je m'étonnai de voir qu'il avait déjà accès aux coordonnées. M'avait-il menti ? Non. Il en était bien capable, mais pas, ou plus, avec moi. Sa sincérité se lisait sur ses lèvres, dans ses yeux. Ses yeux cybernétiques qui transpiraient encore d'un peu de vie quand son corps se raidissait, trahis dans sa mécanique parfaite, contrôlée.
— Qui te l'a dit ? Le commandant Uzul ?
— Lui-même.
— J'espère qu'il ne craint pas le froid et les forêts sombres, ironisai-je.
— S'il n'y avait que ça.

Le pilote prit une trajectoire qui nous embarqua dans les hautes couches d’atmosphère. La rotondité de la Terre éclatait, prisme irisé par la lumière rasante du soleil. Nous franchîmes en une poignée de minutes plusieurs milliers de kilomètres, traversant le terminateur au dessus des eaux sombres de l'Atlantique, nous ruant en fendant l'air surchauffé vers cette ville sombre, sinistre, retranché derrière des légendes sanglantes et des faits historiques à peine moins déplorables.
Vancouver.
Capitale historique de l'ancienne province de Colombie-Britannique, port marchand florissant jusqu’à la Grande Guerre. Faux air d’Édimbourg, les vieux bâtiments en moins, les montagnes en plus. L'arrivée par la skyline découpée des grattes-ciels plongées dans la nuit de la presque aurore fut un choc visuel. Une forme d'art s'était installée en même temps que l'Inquisition, qui avait fait restaurer le labyrinthe des immeubles, encore teintés de noir et couverts de rouge, comme le sang d'un sacrifice trop mûr, trop précoce. Le transporteur avançait, la ligne se brisa en surface lisse, monolithique. La première série de tours s'oublia sous nous, se faisant souvenirs vivaces. La présence de l'Inquisition se ressentait, comme un parfum, une atmosphère différente. Vancouver, ville interdite, renaissant de ses cendres pour devenir un territoire à part. Là, à la croisée du physique et du spirituel. Une forme de Vatican, sanctuaire sacralisé où chaque parcelle de l'espace portait le stigmate de cette dévotion. À nouveau, la sensation de frissonner me recouvrit. L'impression ne dura pas. Benito se rapprocha de moi.
— N'aie pas peur, Gregor…
J'étais tendu, nerveux.
— Et si…
Il secoua la tête.
— Pas de question. Contente-toi de me suivre. Tout se passera bien.
Le transporteur se posa, quelques instants plus tard. Des arbres, une place coulée d'un seul tenant dans un béton vitrifié. Un souvenir de l'ancienne cité, socle figé à jamais sur lequel glissaient les transporteurs confédérés, comme de grosses libellules ronflantes, lâchant leurs flots d'hommes, de matériel. Prisonniers et dévots se joignaient dans le même ballet. Je frissonnai, encore.
Une lumière sanglante jouait dans la fine arabesque des feuilles et des troncs d’arbre rachitique. Le vent transformait la scène de milliers d'hésitations d'ombres, qui roulait sur nous dans le bruissement léger de la brise. La nuit ne tarderait plus à se lever.
Benito savait quoi faire. Il ouvrait la marche, rapide et raide, je peinais presque à le suivre. La place ne fut plus qu'un souvenir de fraîcheur nocturne entouré de hauts bâtiments noirs et miroitants, crevés de lignes rouges, symétries désaxées symbolisant la mainmise de l'Inquisition sur tout, et tout le monde. Nous pénétrions dans l'une de ses tours avec une gravité silencieuse. Aucun doute n'était plus permis. Combattre ses deux valets, la paresse et la haine devenait une évidence, quand au fond d'une haie de soldats raides et dignes se profilait le visage d'un homme tout aussi sérieux. Le Commandant Uzul, engoncé dans une tenue de cérémonie, se tenait sur les quelques marches d'un escalier monumental, gris et blanc. Vingt mètres nous séparaient encore, nous nous étions arrêtés aux portes du hall de ce bâtiment sombre et lumineux à la fois. Vingt mètres qui semblaient infranchissables. Benito me devança, me fixa, semblant dire « tout ira bien ». Il n'avait sans doute pas tort. Je me résignais à le suivre, à passer au travers de ce hall couleur de soleil mort, entre ces hommes, une quarantaine, dont les regards se dissimulaient sous des masques d'argents polis, imperturbables.
Benito se plaça à la gauche du commandant. Une dizaine d'hommes l'entouraient déjà. Qui étaient-ils ? Des disciples ? Des serviteurs ? Des méritants, comme Benito ? Trop de questions se bousculaient. Il suffisait d'avancer, pour le moment. Avancer, se laisser porter par la vague des certitudes devinées. C’était aussi simple que ça.
— Capitaine Gregor Mac Mordan ?
La voix résonna de longues secondes sur la surface épaisse de la voûte. J'entendais distinctement son souffle, je ne bronchais pas, me fendait d'un salut militaire, attendais la suite.
Le Commandant me surprit. Je m'attendais à un protocole guindé, long, ennuyeux au possible, rempli de sermon et de phrase toute faites, insidieuses. Au lieu de cela, mon futur mentor s'avança, réduisant à néant les derniers mètres qui nous séparaient, souriant, serein.
— Repos, capitaine.
Il posait une main paternelle sur mon épaule. Je soulevais un sourcil, souriait timidement à mon tour.
— Commandant Uzul…
— Je vous savais rapide, capitaine. J'avais confiance en vous. Je vois que je ne me suis pas trompé. Alors, bienvenu capitaine. Bienvenu dans la Sainte Cléricature.
Je ne répondais pas. Il ouvrait la marche, Benito me fit signe de rester à son niveau. Nous montions les marches de cet escalier luxueux, nous arrachant pour de longues semaines à des contingences humaines devenues soudain ridicules.

L'aurore ne fut qu'une succession de couleurs au travers de vitres teintées. Des gris, des verts, puis des mauves, des rouges, des oranges, des jaunes, des or, des blancs. Dans le spectacle ouvert sur les montagnes qui entouraient la cité sainte, je me sentais revivre, renaître, retrouver le rythme d'une vie que j'avais presque attendu, mais pas totalement souhaité.
— Capitaine ?
— Oui caporal ?
— Est-ce que tout va bien, capitaine?
— Ne vous inquiétez pas
L'homme qui m'interpella était un soldat anonyme qui gravitait autour du commandant en temps qu'aide de camp. On l'avait assigné à ma personne le temps que le haut-officier mette de l'ordre dans ses affaires courantes et les délègue, afin de mener au mieux mon intégration dans les corps de l'Inquisition.
Les quelques heures qui nous séparaient de la cérémonie ne furent pas beaucoup plus instructive que le silence et la contemplation. Les paysages changeant au gré de la course du soleil déroulaient une quiétude que je ne retrouvais plus depuis longtemps. J'appréciais, me délectais.
Je savais que la suite serait bien moins agréable.

— Capitaine, je suis désolé de vous avoir fait patienter aussi longtemps…
Je ne répondis pas. Il était étonnant qu'un officier s'excuse auprès d'un subalterne. Je me contentais de sourire, toujours au garde-à-vous.
— Nous allons donc nous mettre au travail rapidement, mon cher Gregor. Suivez-moi donc.
À peine dit-il cela que le caporal qui m'avait escorté dans le matin naissant de Vancouver tourna les talons et nous laissa seuls. Même Benito avait disparu. À peine un regard échangé, en forme de « bon courage », du silence, et à présent un face à face sans retour possible. Était-ce douloureux ? Non.
Le commandant nous avait fait descendre de plusieurs étages, nous rendant dans les sous-sols de la tour. Un quadrillage complexe de couloirs et de salles aussi grises qu'anonymes constituait la trame de nos parcours, nos pas nous perdant dans un labyrinthe de carrefours et de virages, de néons un peu trop blancs, de murs un peu trop noirs. Notre destination finale était un cube de cinq mètres de section, métal miroitant sur chaque face, deux sièges à connectiques comme baignés de sang, une pénombre inquiétante.
— Capitaine…
Il désigna de la main le siège le plus loin de l'entrée, le plus lourdement équipé aussi. Je m'y installai sans poser de question, de lourdes attaches se refermèrent sur mes articulations.
— Procédures physiques de contentions. Des chocs violents peuvent provoquer des états para-épileptiques. Mais rassurez-vous, c'est exceptionnel.
« Amusante façon de rassurer son disciple », pensai-je.
— Je serais là pour éviter ce genre d'incident.
Il se glissa sur le siège vacant, se brancha à son tour.
— Mon commandant ?
— Oui capitaine ?
— Mon commandant, que va-t-il se passer maintenant ?
— Benito ne vous a rien dit ?
Je l'entendis grommeler, avant de se raviser.
— De toute façon, il n'aurait pas pu savoir. Il n'était pas un cyborg à ce moment-là…
— Que voulez-vous dire, mon commandant ?
— C'est un test, capitaine. Mais pas quelque chose d'aussi simple qu'un contact avec le Rezo via une interface calibrée. C'est le Dieu-Machine dans sa Vérité que vous allez rencontrer.
Je déglutissais bruyamment.
— Il y a des risques ?
— Soyons francs capitaine. Si vous n'êtes pas totalement convaincu de votre dévotion, autant nous arrêter ici. Une mort dans cet univers-là n'est pas enviable.
Sa voix était ferme, assurée. Hélas, il avait raison.
— Je ne crois pas que cela puisse vous arriver, poursuivit-il. Quelque chose en vous est différent, mais votre loyauté est bien réelle.
Je hochais la tête. Mis dans cette situation, je ne pouvais plus reculer.
— Êtes-vous prêt, capitaine ?
— Oui, mon commandant.
Des connectiques se précipitèrent sur ma nuque. Une puissante force me happa, ma conscience chuta vers des abîmes infinis qu'aucun nom ne pouvait désigner

Un flash jaillit du néant. L'espace d'un instant, je demeurais intègre, face à la masse singulière et gigantesque d'une sphère orange, immobile, qui aspirait chaque parcelle de mon corps. Puits gravidique sans limites le Dieu-Machine dressait sa stature sur des milliards d'équivalents kilomètres, trous noirs de la connaissance globale auquel rien n'échappait, surtout pas moi.
Un instant seulement, dans ce face à face sans arme, sans violence, où la conclusion était l'évidence qui conduisait mes idées. Un bien-être total me plongeait dans la confiance la plus absolue. La Vérité ne pouvait pas exister ailleurs.
La couleur de ma peau vira au rouge et au blanc en un instant. Le Dieu-Machine m'attirait vers lui, j'éclatais en milliards d'étoiles, je tombai sans réellement m’échapper de ma position initiale. Mon corps mort en pluie de comète arrachait mon esprit à la cohérence. Je m'abandonnais.
Je me livrais totalement au Globe Mécanique.
Je n'avais pas immédiatement compris ce que cela engendrerait. Mon esprit se fissura avec violence, éclatant en milliard de poussières. La cohérence des souvenirs s'effaça à mesure que la température faisait surgir la lumière de ce tout déliquescent qu'était mon existence. Plus le Dieu-Machine se rapprochait, et moins je pouvais me comprendre et me convaincre d'être un tout, une globalité normale. La vitesse augmenta, les particules s'éparpillèrent, la notion même de vie s'effondra. Chaos des sens, perte de mémoire, vision consciente, une dernière fois, je ne pouvais plus rien faire que laisser ce tout dériver sans en maîtriser la course. Un ultime éclair de conscience, et je disparaissais, définitivement.

De l'eau ruisselait sur un béton taché d'algues. Par endroits la structure armée de celui-ci ressortait en doigts rouillés, rachitiques et menaçants, écorchant la surface grisâtre et usée. Le bruit était infernal, et je ne pouvais pas partir d'ici. Trois mètres de haut, trois mètres de large un cube ouvert sur un ciel aussi gris que la paroi. En tendant l'oreille par-dessus le crépitement désagréable, je devinais au loin le ressac mou de la mer qui s'échouait sur une plage de sable. Un vent sec griffait l'endroit. Long, âpre, dégoulinant d'humidité, il donnait un rythme intenable à la scène.
Je voulais partir, à tout prix. Je me sentais mal.
— C'est inutile.
Pas de corps. Pas de visage, pas de bouche articulant d'une voix placide, pas de mains se tortillant ni de pas claquant sur la surface humide. Pourtant, cela semblait proche. Contenu à l'intérieur du cube sans plafond, je sentais presque une haleine mentholée, relent amer et douceâtre qui m'angoissait davantage.
— Vous n'êtes pas le Dieu-Machine, répliquai-je.
— C'est exact. Et tu n'as pas une petite idée de qui je pourrais être ?
Un silence, le vent qui mugit, nos respirations pour compagnes. Le courage me manquerait.
— Alexeï est mort, je l'ai tué. À New York.
— Ce n'était pas tout à fait New York, mais oui, tu l'as bel et bien tué. C'est pour ça que je suis là aujourd'hui. Pour réparer des erreurs passées et éviter des catastrophes futures.
— Je ne suis plus seul.
Un rire piquant résonna sur les murs, me glaçait.
— En es-tu si sûr ?
— Le Dieu-Machine nous sauvera tous. Et ce n'est pas un stupide programme qui va menacer la Confédération.
— Ah oui ? Un simple programme ?
— Ça suffit, Socrate.
En un battement de cil, un homme se retrouva face à moi. Un âge indéterminé courrait sur sa carcasse malingre. Ses cheveux blancs en longs fils infinis et sa barbe imprécise laissaient percer deux yeux aussi profonds que des puits, sombres et avides. Il était nu, et sa nudité se confondait dans la masse blanche qui le rendait peu aimable, inquiétant. Animal mythique, le programme avait déformé la vision du philosophe grec. Sur les paumes de ses mains qu'il me tendait comme une preuve absolue, « Gnothi » et « Seauton » s'imprimaient dans un sang violacé et gras.
— « Connais-toi toi-même ». Joli réparti, vieux débris. Mais ça ne marche pas. Ça ne marche plus.
— Il faudra pourtant te faire une raison. Si je suis là, en ce moment, alors que tu aurais dû rencontrer le Dieu-Machine, ce n'est pas le fruit d'un hasard mal calculé.
Je redressai la tête, constatant par la même occasion que j'avais retrouvé mon corps. Pas celui d’Édimbourg ni de ma jeunesse, mais bien mon corps de cyborg et de capitaine, paré de tous les symboles de ma fonction.
— Et comment comptes-tu faire ?
— Je vois que ce n'est pas la subtilité qui te guide, Gregor. Pourquoi avoir besoin de savoir comment je vais procéder alors que c'est la nature des informations que j'ai à te délivrer qui est le moteur de mon existence ?
Je ricanai.
— Je ne suis pas le seul cyborg à entrer en contact avec le Dieu-Machine.
— Sans aucun doute. Mais tu es bien le seul à avoir tué Alexeï, et à avoir approché sa conscience dans ce qu'elle a de plus intime et de plus précieux.
— Et alors ?
— Et alors ? repris Socrate. Tu ne vois vraiment ou nous en venons ?
— Des faits ! m’impatientai-je.
— Ah, finalement, cela t’intéresse bien un peu ? Très bien…
Il me tendit une main squelettique, la peau tannée tenant par miracle sur une ossature prête à rompre.
— Tu ne pourras plus dire que tu ne savais, si tu viens avec moi.
Je serrai les dents, agrippai la main dans l’espoir que rien ne se passe. Ma présomption était bien innocente. Dans ce monde-là, rien n’obéissait à une logique tangible. A peine l’effleurai-je que la nuit nous glaça, son silence en forme d’absence fit résonner sans douleurs les mots du vieillard virtuel

« Tu voulais des faits, les voilà. Alexeï Pasternak n’était qu’un nom d’emprunt. Son identité réelle n’a aucune importance, puisque personne ne l’a connu ainsi. Tout ce que tu dois comprendre, c’est qu’Alexeï œuvrait pour une cause bien plus grande que lui. Plus vieille aussi. Quelque chose d’aussi sale que le fait de respirer et de manger. Il luttait pour que l’Homme reste à sa place. Alexeï n’avait pas prévu tout ça. Quand il a rencontré un de ceux que vous vous complaisez à nommer “rebelles”, “traitres” ou “dissidents”, il a senti que suivre la ligne commune de l’évolution dictée par la Confédération n’avait pas de sens. Si la direction était sans doute la bonne, les moyens d’y parvenir n’avaient aucune légitimité. Alexeï ne devait pas avoir plus de quinze ou seize ans. Pourtant, il a tout de suite accepté de se poser les bonnes questions et de s’engager dans cette clandestinité. La suite, tu la connais. Tes semblables la connaissent. Le mauvais bricoleur rétracté dans une Sibérie morne aux airs de fin du monde. Les silences longs comme des discours à tenter de trouver une faille dans un système parfait. Un système parfait pour tout détruire et tout rebâtir à sa guise. Jamais l’Humanité n’avait été guidée sous une même bannière. Tout ça aurait pu être magnifique. Mais pas comme ça, pas pour lui, pas pour nous ni pour personne. Son aventure s’est terminée dans un bain de sang, quelques mois avant que tu ne le rencontres. Remonter sa piste ne fut pas difficile. Si tu avais fouillé dans les dossiers le concernant, tu te serais très vite aperçu que la filature fut très facile. Trop facile même. Alexeï voulait attirer une cible, un cyborg. Tu n’étais pas désigné au départ, et pourtant tu es le meilleur porteur sain dont on puisse rêver. »
« Alexeï Pasternak, du piratage informatique, Marcus Standberg, toi. Et au milieu, une série de programmes ridiculement faibles qui constituaient les cellules d’un codage redoutable. Vois-tu où j’en viens ? »

— Vois-tu où j’en viens, Gregor ?
À nouveau, nous trouvions dans le cube. Le calice de ses lèvres gigotait sous l’épaisse barbe. Ses mots étaient un savant mélange de cynisme empoisonnant.
— Ton statut particulier auprès du Commandus Magnus… Ta « conversion » en dehors des procédures habituelles… Tes fonctions d’importance relatives, mais bien réelles… Non, vraiment pas ? reprit-il.
Je tremblai. Il sourit.
— Je vois que tu comprends à peu près. C’est un bon début.
— Marcus n’a pas eu d’enfants, murmurai-je. Et je serais un sous-produit de sa reproduction ?
— Ne te définis avec autant de dureté, Gregor. Tu es Homme avant d’être le fils d’un homme.
— Un sous-produit utilisé pour recevoir un programme capable de parasiter la Confédération… C’est ignoble.
— Mais brillant. Plus brillant encore, quand on sait que c’est une fois qu’Alexeï s’est défait de ses chaînes mentales, pourtant converti et pleinement abruti par la sainte docte mécaniste qu’il a agit.
— Comment a-t-il pu …
— Pas grand-chose, coupa Socrate. Un implant unique, de la taille d'un ongle, et moi dedans. Une ouverture programmée à trois mois. Et l’affaire était réglée. Après, c’est lui seul qui a pu faire jouer les forces ennemies comme des marionnettes. Dire qu’il a réussi à entrer en contact avec le Dieu-Machine sans devenir fou, et par ce biais te faire quitter la mauvaise influence du Commandus Magnus. Pour que tu le rencontres. Arrives-tu à imaginer la démence de ce plan ?
— Insensé… Parfaitement irréalisable.
— Mais qui est là, face à moi aujourd’hui ? Gregor Mac Mordan, ancien aide de camp du Commandus Magnus, futur capitaine Inquisiteur. Et fossoyeur de la Confédération.
Je n’avais pas attendu d’entendre la phrase pour comprendre les enjeux. Socrate, un virus informatique sophistiqué qui transitait par mon esprit de cyborg pour détruire la Confédération.
— Tu détruiras Le Magister Oddarick et le Commandus Magnus. Tu feras voler en éclat leurs esprits. Sans catalyseur, le Dieu-Machine n’aura plus d’existence viable sur le monde réel. Le Rezo s’effondrera, et l’Homme se retrouvera à nouveau dans cet enfer qu’a toujours été sa liberté.
— Je ne te laisserais pas faire ! grondai-je.
— Ah ? Et je serais curieux de savoir comment.
— Je ne peux pas m’échapper d’ici, n'est-ce pas ?
— En effet. Pas dans cet état en tout cas. Tu es prisonnier d’une jolie boucle de programmation qui transite dans ton propre esprit. Comment veux-tu sortir de ta conscience ?
Une idée folle me traversa.
— Je ne pensais pas en arriver à de tels extrêmes. Mais maintenant que nous y sommes…
Je me plaquai contre un mur, et me précipitai contre celui d’en face, tête la première. Quand le choc eut lieu, un vertige terrifiant rougit ma vue. Du sang perla de mon nez.
— Je resterais libre, dans la mort, Socrate.
— Tout est déjà joué Gregor. Le temps ferra le reste.
Je recommençai, et malgré mon pas mal assuré, le béton éclata contre mon crâne. Une plaque de métal se détacha. Je percevais l’air comme une douleur atroce. La dure-mère était touchée, les restes organiques de mon encéphale surgissaient à l’air libre. J’exultai.
— Tout aurait pu être différent, Socrate. Il aurait juste fallu que je ne sois pas libre.
Je plongeais ma main dans la pulpe du cerveau. Un choc abominable réduisit mes sens à néant.
Je resterais à jamais libre.

Un plasma informe avait transformé ma peau en une matière visqueuse, informe. La chaleur ne me brûlait pas vraiment, à peine un picotement étrange me gênait un peu. Mes mouvements étaient ralentis, doux, portés par la substance en fusion, me conduisant dans des boyaux rougeâtres où mon regard se perdait.
Je ne savais pas depuis combien de temps j'évoluais ainsi. La notion même de temps était obsolète. Il n'y avait que l'espace pur, chaque seconde se résumait à la répétition infinie du passé et du futur. La seule certitude se confondait en une idée folle, insensée et rassurante. Le Dieu-Machine m'avait intégré, j'étais devenu une particule de la sphère grosse comme une étoile géante, et je le traversais, buvais son essence comme un nectar précieux. Frénétiquement, j'en voulais davantage. Je poussais sur mes pieds, ne rencontrais aucun appui réel, et finalement, j'abdiquais, savourant la connaissance au goût de fruit, une chaire divine qui me brûlait de l'intérieur comme un feu sacré.
— Tu mérites cela, Gregor.
Un grondement plus qu'une voix, qui me vrillait le corps et résonnait dans tous mes os. Voilà donc sa voix, sa voix véritable, celle d'une sagesse froide et violente, une énergie pure d'où émergeait la conscience même de l'Homme. Voilà l'âme du Dieu-Machine faite symphonie sombre et obscure, à peine audible, tempête fulgurante qui balayait sans ambages mon esprit, me laissait disloqué, brisé, mais heureux.
— Seigneur, commençai-je.
— Inutile de parler, Gregor. Je sais déjà tout. Passé et avenir ne sont plus que deux conjectures qui se percutent au présent. Laisse-moi donc te regarder, fils d'Homme…
Je pivotai, culbutai, rebondissais dans les boyaux plein de la vie des hommes passés, gavé de connaissance jusqu'à en vomir.
— Tu as si bien résisté jusqu'ici. Tu ne méritais pas tout ce malheur.
Inutile de parler, lui-même l'avait dit. J'aurais voulu m'incliner, allonger ma face contre terre, ne plus voir ces organes impossibles. Un esprit humain était trop faible pour supporter cela. Je demeurais, malgré tout. Face à lui, face à mon destin.
« Si telle était ma destinée, alors, Seigneur, je l'accepte sans ambitions ni amertume ».
— Aucun Homme ne devrait avoir de destin. Chacun d'eux est une étoile qui ne demande qu'à briller avant de mourir.
Le sens de ces mots m'échappait.
« Seigneur, que dois-je faire pour Toi ? »
— Porte l'étendard des Hommes par delà le Temps et l'Espace. Accepte ta charge, sois le garant du bon ordre de ce Monde. Ais la patience d'attendre ton temps, sois exigeant envers toi-même. Ne fléchis jamais, garde la tête droite. Ais confiance en ta mission, ais confiance en toi.
Je me recroquevillai.
« Seigneur, est-ce tout ce que je peux faire pour toi ? »
— Le moment du sacrifice n'est pas encore venu. Sois patient.
Contraction des boyaux. Le temps revint, douloureusement, mettre en ordre ce non-état. La présence du Dieu-Machine décroissait rapidement. Dans un dernier grondement, j'entendis, lointain :
— Je ne t'abandonnerais pas. Je veillerais sur toi, Gregor.

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